La nuit était déjà trop avancée pour les veilleurs. Le silence pèse sur toute la Lande. Il est le complice du brouillard si particulier au pays. Celui qui englue et détermine chaque geste. Comme si, à son contact, dès le moment où l'on en inspire une bouffée, ce sont le foin, les maquis, les rochers vermoulus qui vous possèdent avant que vous n'ayez pu les énumérer tous.
La campagne manquera à Narr, il ne le nierait pas.
Pieds ballants dans le vide, il laissait se perdre son regard dans le gris cotonneux. A califourchon sur la rame d'un moulin délabré qu'il avait déterré le temps de l'occupation, il chiquait une boulette d'herbes du coin, s'imprégnant des saveurs de cette contrée. Un arrière goût désagréable le fit tousser. Il se débarrassa de sa friandise de ruminant qui s'échoua à quelques mètres de Naufrage, juché en contrebas. Le cheval, qui empestait la cendre, dormait debout sans que la flamme de son regard ne soit éteinte. Une brise légère faisait ondoyer les pans de toile élimées de la ruine. Le Facteur à sa cime jaugeait la lune dont le reflet se confondait avec la couleur fauve de ses prunelles. Que les exilés aient étés dépouillés de tout motif pour leurs excès aplanissait les perspectives. En soit, qu'il n'y ait plus maintenant de raison de s'énerver forçait le repos. Narr n'avait à craindre que la vindicte des habitants à qui il avait causé du tort. Au fond de lui, il la désirait cette violence. Il se sentait trembler déjà sous l'effet de l'ennui. Il songeait à Pénélope, pelotonnée dans sa masure au bord du lac... À Muffin aussi dont la pâtisserie avait essuyé des dérives qui l'avait lui même fait tiquer. Le garçon au poil de grenat n'avait pas pu s'empêcher d'inspecter ce lieu familier. A son soulagement, des objets relevant du strict nécessaire y manquaient.  Des broutilles dont les Noireaudes n'auraient rien tiré à les emporter avec eux. C'est tout ce que le Facteur désirait savoir. À l'heure qu'il est, il n'espérait pas retrouver la bouille joviale de son amie, ni même qu'elle pense encore à lui (et à leur beuveries en tête à tête). Sous l'inflexion du vent, l'hélice du moulin se mit à geindre. Le bois strié de termites émit quelques craquements. Ces sons emplissaient le cœur du garçon d'un sentiment flou. Une sorte de résignation brouillée de réconfort. Son dos reposait contre une aile décharnée. Les nuances du panorama se fondent doucement les unes dans les autres. Rompu de courbatures et divers estafilades, Narr ne sentait pas la torpeur glisser lentement le long de sa colonne, ni le brouillard qui vidait ses pensées de leur substance.

Le Château Ambulant disparaît derrière la brume. Le Quartier Commerçant, sombre depuis l'invasion, est déjà invisible dans la nuit. Seule le lac rayonne sous la lumière lunaire.
Je quitte les rebelles, je quitte cette bande pleine d'un espoir désespéré.
Les ailes lourdes de tristesse et de mélancolie, je plane sans but. Sans but est le sens de ma vie ; des remerciements aux Exilés.
Mes yeux rencontrent un moulin pointant le bout de ses hélices à un endroit normalement vierge : la plaine.
J'amorce une descente douce, contrôlée. Une forme humaine apparaît au bout d'une hélice. Et au moment de reconnaître l'individu : un cheval, identifiable entre tous. Naufrage et par conséquent, Narr.
Un mouvement de recul : faire demi-tour, éviter le conflit, le sentiment de colère associé au concurrent pédestre.
Mais ce sentiment ne m'habite plus. Il a disparut avec la Cité et ma vie d'avant. Je ne suis que regrets et prostration.
Alors je m'approche. Je m'approche de cette compagnie qui a participé à la destruction de cette magnifique terre. Il n'a pas détruit ma ville ni ma vie. Il n'est qu'un insurgé parmi d'autres, et sûrement pas le plus meurtrier.

"Salut l'ami."atone.

Un ami d'infortune.

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Le léger ressaut que fit l'aile de l'épave suffit à ramener le Facteur assoupi dans le monde des vivants. Exhalant une bouffée de stupeur, Narr n'eut pas le temps de s'interroger sur la raison de son trouble. Un salut qui sonna d'une seule note. Daignant jeter un coup d'oeil derrière lui, il aperçut la silhouette en M irradiant sous le spectre laiteux de la lune. Par cette seule découpe, on pouvait l'affubler de magnifique, majestueux, monstrueux, merveilleux... On disait tout cela de l'auguste roi des cieux de Skies Kingdom. Mais la grâce innée de ses traits n'avaient pas réchappé au spectacle macabre qui tourmentait le pays. Bien que ces remous n'avaient pas tari l'éclat des astres, leur fard n'offrait qu'un gris terne aux faces des deux garçons qui se remettaient de la frénésie maladive de leurs pairs. Mais lui, ses boucles blondes qui "du fer n'avaient pas subi l'affront", quel genre de mépris l'inclinait à prendre pour perchoir le repos d'un vandale? Narr le scruta sans pudeur. A l'issu d'une longue suspension, il finit par lâcher un "Bonsoir." Légèrement tronqué tant il parlait bas.
Peu habitué que l'on envahisse son territoire par le ciel, il se mit à balancer ses jambes dans le vide en projetant son regard vers la ville. Les derniers brasiers criminels rougeoyaient encore.

"Ce sont de la poudre et des balles que tu veux?" Un soupçon de complicité. Quelque chose d'entendu.

Il offre ses yeux par dessus son épaule, ronds comme ceux d'une effraie.

"Il y en a assez comme ça, n'en rajoutons pas tu veux ?"

Naufrage paisse nonchalamment, indifférent à ce qui l'entoure, comme à son habitude.
Les regards se croisent, s'ancrent de longues secondes. Je m'assoie dos au Facteur, un pied balayant le vide.
Les yeux fixés aux tristes astres, un soupir fend le silence.

"C'est sale."

C'est la guerre.

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Il le trouvait bien placé pour dire ça. Narr ne put dissimuler sa contrariété première lorsque le garçon ailé vient s'installer non loin. Il se contente de mâcher son antipathie. Tout est gris.

''Ça ?'' Son regard éteint se pose sur les toits embrasés.

''Elle est dans le tout, partout, tout le temps, en chacun...'' Il marque un temps, se met à torturer un de ses orteil entre ses doigts, l'air peu concerné. C'est noir de suie. ''On a besoin d'autres guerres... des horreurs, pour égaliser tout ça. Rien n'a basculé... Chez nous, sur Terre, c'était la seule politique.''

J'écoute, le vent happe les mots du Facteur puis les mène à mon oreille, chargé de bien d'autres choses ; des sentiments, des odeurs, un silence pesant. Tout ceci issu de cette guerre.
Et moi je discute avec un exilé, le dos tourné à la ville et à la guerre. C'est ce que je fais de mieux : fuir les ennuis.
C'est sûrement salir la pureté de mes ailes que de les utiliser ainsi... Mais qu'importe ? Le courage n'est pas mon ami le plus proche.
Comme Narr d'ailleurs. Ce facteur pédestre. Mais à quoi cela correspond désormais ? Rien, plus rien n'existe vraiment à part les regrets, la tristesse...
"Chez nous"... "Sur Terre"... C'est vrai, je viens de là bas moi aussi. Il y a de cela bien longtemps, je ne saurais dire combien.

"Je ne me souviens plus..."

Je n'ai pas envie de m'en souvenir, il ne m'en reste que des impressions ; aucune bonne.

"Ça m'étonne pas que je sois parti. Mais pour quoi ? Regarde moi ce gâchis... "

Un long souffle, lourd de déception.

"Vous y gagnez mais pour combien de pertes ? Des deux côtés je parle."

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Avec une pudeur toute angélique, le messager évoqua son passé. Ils étaient nombreux comme lui à implorer une réponse aux violences qu'on leur fait. Narr n'échappait pas à ce calcul. Et lui aussi s'est trouvé dégouté en s'apercevant que c'était déjà là depuis longtemps. Seulement, on l'avait forcé à s'y faire dès les premiers instants de sa '´nouvelle existence'´. Car oui, c'était ça que l'on venait chercher, à l'évidence. Hermès. Faire abstraction de la puissance sourde qui émanait de ce seul nom demandait un certain degré de lucidité. le Facteur se laissait gagner par la pureté qui l'entourait lui et son homonyme. le vent hurle, rien ne vit, la brume file la nuit.

" - Elle n'aurait pas eut lieu que tu ne serais pas venu te poser là. " Déclarait le paria à la tignasse incandescente.

Il se mit à bourrer la pipe trouvée à la cité déchue. Un sourire flou flotte sur sa bouche criminelle. Des éclats du passé coulaient dans ses pensées, ils sont lisses, se ressemblent, pâles, sans couleurs...

"- Un temps parfait pour un retour sur soi..." Il retint son envie de surprendre l'expression de son interlocuteur. Au lieu de ça, il se contenta de regarder l'encolure de Naufrage, qui, avec la hauteur, n'excédait pas la taille de son plus petit orteil. Intercalant la tige de bois entre ses dents, il garda son regard baissé. "- Je ne suis pas sûr..." Il croise ses bras sur son ventre, le froid se glissant dans son dos. "...On est venu pour arrêter de se mentir... Au début, je crois que c'était ça."

Il frémit au toucher du brouillard et de son essaim de gouttelettes qui étonnent la peau. Lui avait emporté trop peu de regrets pour s'émouvoir encore à évoquer cette facette de son histoire. Il traînait des pans dépouillés et débiles. La cacophonie des transports, la saleté qui s'incruste partout, les regards condescendants. Cette domesticité qu'il avait fuit pour échapper à la mollesse et trouver une vie là où on ne l'attendait pas. Un temps mort puis un rire se répand tout autour, frais comme la nuit.

J'acquiesce, une ombre de sourire distrait. C'est vrai que la vie est bien faite, ou du moins est faite. Sans tout ceci je ne serais pas là, à discuter calmement avec le Facteur Pédestre. L'ironie du sort comme on l'appelle.
Le regard effleurant les courbes sombres du paysages désolé.
Je ris intérieurement à sa remarque, un rire jaune, et un véritable sourire sardonique étire mes lèvres.
Après une destruction totale de sa vie entière, de tous ses repères il est vrai qu'une longue et difficile introspection s'installe inexorablement.
L'oreille tendue, guettant la suite, pendu aux lèvres du rouquin.
Effectivement, il n'y a rien à dire à ça.
Un léger sursaut : son rire est surprenant.
Une, deux, trois secondes...
Et nos rires se mêlent, s'élevant jusqu'au disque blanc, peignant le brouillard environnant d'une dimension tragiquement comique.

Le premier rire depuis la guerre.

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