Mes pas m'avaient dirigé, sans que je m'en rende compte, près du parc enfantin. J'avais pris plaisir à marcher tranquillement sur les terres des Noiraudes, qui étaient d'un calme presque absolu. Le seul souffle du vent avait été mon compagnon lors de cette marche, guidant mes pieds là où des choses étaient à voir.

Une fois dans le parc, je m'approchais des différentes balancelles qui parsemaient cet endroit ; La folle envie de m'amuser comme un enfant m'avait alors envahi, et je pris place sur l'une d'entre elles tout en observant le ciel étoilé. Les jeux de mon enfance me lassèrent rapidement, et je repris donc ma route.

Un peu plus loin, j'eu l'impression de voir, au loin, une silhouette dansant au clair de lune. Ma première réaction fut de croire que la pénombre me fit voir n'importe quoi. Mais au fur et à mesure que je me rapprochais, je parvins à distinguer un jeune homme qui, effectivement, dansait seul au milieu de la nuit. Réprimant un léger rire, je m'approchais un peu plus, essayant de profiter des faibles éclairages des réverbères pour mieux observer l'homme en question.

Malheureusement pour moi, la lumière n'était pas assez forte, et je décidai donc d'aborder le danseur, un léger sourire d'amusement se dessinant sur mes lèvres.

- Bonsoir... ?

J'eu un léger instant de panique juste après avoir prononcé ma phrase ; Comment allait pouvoir réagir cette personne, en voyant mes caractéristiques physiques si singulières ? Je ferma les yeux et secoua doucement la tête : Ce n'était pas le moment de se laisser envahir par le manque de confiance.

L'inconnu s'était figé à ma phrase et s'avançait désormais vers moi. L'angoisse s'empara de moi une nouvelle fois, et je fermais le poing pour l'affronter et la surmonter. Je devais arrêter de m'inquiéter pour si peu de chose. Je n'avais fait que lancer une discussion, rien de plus. En revanche, je ne m'attendais pas du tout à ce que ce jeune homme tende ses bras vers moi.

- Vous dansez ?

J'avais été quelque peu surpris par cette soudaine invitation, qui ne manquait aucunement d'audace. Toutefois, je ne savais que lui répondre : Il est vrai que danser est une chose plaisante, mais avec un parfait inconnu ? Au beau milieu de la nuit ? Et surtout, je doute avoir les compétences suffisantes pour être capable de danser.

- Pardonnez-moi. La demande est peut-être un peu trop impromptue ?

Ce n'était rien de le dire. Une telle demande est plutôt... Inhabituelle. Mais... Je ne souhaitais pas que mes crises de confiance prennent le dessus. M'armant de courage et de ma fausse assurance, je fis face à cet homme, prêt à lui répondre.

- Eh bien... Je dois vous avouer que vous me prenez au dépourvu. J'accepterai bien volontiers, mais mes talents de danseur sont assez limités... A moins que vous ne me guidiez ?

Je regardais ensuite mon interlocuteur, attendant de voir sa réaction pour savoir ce qu'il pensait d'une telle réponse.

Alors que je me demandais quel était cet étrange personnage, il cessa ses pas et m'emmena avec lui dans sa représentation. Dire que mes pas étaient lourds et hésitant ne serait pas assez pour exprimer ma façon de me mouvoir. Je me sentais tel un de ces oiseaux dépourvu de la capacité de voler des pays froid, l'angoisse et le doute allaient à nouveau m'envahir lorsque je comprit que mon cavalier ajustait son rythme de façon à ce que je ne me sente pas trop débordé, ce qui me rassura quelque peu. Bien qu'il semblait original, ce jeune homme avait l'air fort agréable ; Je n'avais qu'à voir son air satisfait et heureux tout au long de notre danse improvisé pour comprendre cela.

- Je suis un exilé, cette terre est notre paradis. Si tu n’en es pas un, mon enfant, tu es un étranger en ces landes béates.

Soudainement, il s'était mis à me tutoyer. Sans doute pensait-il que cette danse nous avait rapprochés, chose normale en somme. Ou bien notre âge qui semblait presque similaire ? Toujours était-il qu'il me tutoyait et que mes doutes avaient grimpé en conséquence ? Que devais-je répondre à cela ? Devais-je répondre quelque chose, au moins ? Perdu au milieu des flots incessants de mes pensées, je compris soudainement qu'il était, lui aussi, un exilé, ce qui me rassura légèrement.

- Je suis Ganymède l’échanson, et je rends ivre de maux. Mes mots sont mon seul bien. Je compose des vers que je dis aux planètes.

Sans doute mes interrogations intérieures prirent trop de temps, car le prénommé Ganymède se présenta à moi comme d'un poète rendant hommages aux astres célestes. Sans doute voulait-il connaitre mon nom, également.

- Pour ma part, je me nomme Sitri. Et je ne suis pas un étranger ici, car comme toi, cette terre est mon paradis et mon havre de paix.

- Comme la citrine !

Cette gentille raillerie me figea un instant. Lorsque je m'étais donné ce nom, jamais, je dis bien jamais, je n'avais pensé que cela pouvait donner sur un jeu de mots pourtant si évident. Le simple fait que Ganymède, en revanche, ait fait un tel rapprochement me fit sourire. La spontanéité de l'instant me fit penser à l'innocence d'un petit enfant, heureux d'avoir trouvé un nouveau compagnon de jeu.
Quelques secondes plus tard, le jeune homme se recula d'un mouvement vif et brusque, emplissant l'air d'un parfum étrange me rappelant mon enfance lorsque je dessinais quelques paysages avec de vieux pinceaux usés, assis au milieu des herbes. La nostalgie passé, j'eu du mal à comprendre pourquoi Ganymède avait reculé si rapidement. La peur qu'il ait vu la couleur si spéciale de mes cheveux et de mes yeux s'empara une nouvelle fois de moi, m'empêchant de remuer mes lèvres pour demander le pourquoi d'un tel recul.

- Que faisais-tu ici ? Si tu m’as parlé, ce n’est pas pour rien. Si tu cherchais la solitude, tu aurais seulement passé ton chemin sans manifester si résolument ta présence ; je t’aurais peut-être vu, mais tu aurais seulement passé ton chemin… Mais tu venais ici où tu espérais peut-être trouver la solitude, et cependant tu ne t’avouais pas que tu désespérais de trouver quelqu’un. Qu’allais-tu faire ici ?

Cette question me rassura un peu, et je pu constater que mon interlocuteur possédait un vocabulaire et une culture assez poussé, bien que je m'en étais douté un peu plus tôt. Il me fallait cependant trouver une réponse, et une réponse rapide, voire même spontanée, aurait été parfaite. Mais jamais mon esprit si peu confiant ne me donnerait une telle réponse. Je penchai la tête sur le côté, me plongeant dans d'intenses réflexion pour quels arguments seraient les plus judicieux pour apaiser Ganymède qui paraissait inquiet, pour ne pas montrer que j'étais en proie au doute et si possible, qui pourrait me donner une certaine prestance face à ce doux poète.
M'armant de courage, je mis en place, une nouvelle fois, ma carapace d'assurance et m'avançai d'un pas vers le fameux danseur.

- Je ne cherchais pas forcément la solitude. Mon but premier était de visiter ces lieux qui constituent à présent mon foyer. Et lorsque je t'ai vu, dansant sous la douce lueur de la lune, je n'ai pu m'empêcher de venir voir de plus près ce que tu faisais. Puis, par la force des choses, je suis venu t'aborder, car il aurait été discourtois de t'observer sans même m'annoncer.

Je pris un temps d'arrêt pour à la fois reposer mes lèvres et aussi pour tenter de calmer mon cœur qui, à mon plus grand désarroi, était paniqué par cette conversation qui prenait l'allure d'interrogatoire. Car moi aussi, j'avais des choses à demander et pour ce faire, je me plaçai devant Ganymède et le regarda droit dans les yeux, camouflant à la perfection les doutes qu'émettait mon cœur.

- Et toi, dis-moi... Pourquoi fuir soudainement un homme que tu as invité à partager une danse nocturne ? Peut-être suis-je effrayant, ou bien repoussant, c'est cela ? Ou alors, mes talents de danseur ne sont peut-être pas à la hauteur ?

Suite à ces mots, j’affichais un élégant et gracieux sourire pour signifier que seule la curiosité m’avait poussé à le questionner de la sorte.

Peu après avoir fini ma phrase, je sentis le regard de Ganymède me dévisager longuement. Peut-être en avais-je fait un peu trop, et maintenant il était vexé ? Les doutes que j'avais essayés de chasser un peu plus tôt revenaient à présent de plus belle, me paralysant totalement. Et, comme pour parachever mon angoisse, le fait que le poète me dévisage de si près me fit maudire la couleur si particulière de mes cheveux et de mes iris.

- C’est plus de la pantomime que de la danse, moi-même, que je fais ! S’exclama-t-il en riant. Je me méfie, entends-le, je ne connais pas véritablement qui que ce soit ici.

Une fois de plus, mes peurs n'avaient presque pas de raison d'être. Il est normal que lorsque deux inconnus se rencontrent, une certaine distance soit de mise. Toutefois, pourquoi avoir voulu engager une danse dans ce cas ? Sans doute que ses actions dépassaient ses pensées, rien de plus. Je n'avais donc pas de raison de me sentir mal à l'aise et pourtant, mon cœur refusait de reprendre un rythme normal. Je compris en cet instant que mes peurs les plus profondes étaient tant ancrées en moi que je n'avais même plus besoin d'y penser pour que, tel un poison, elles s'insinuent dans mon corps et mon esprit pour entraver mon esprit et m'interdire l'accès à une vie qui serait beaucoup plus simple.

- Ne t’en fais pas, je ne serais pas effrayé si la Bête du Gévaudan se présentait à moi. Et, toi, tu n’es pas un vilain garçon…

La gêne s'empara durant un instant de moi, car Ganymède avait visiblement compris que mon physique me posait problème. Un autre sentiment aborda mon cœur, de manière plus agréable cette fois ; Ce compliment me toucha profondément, apaisant mon esprit et atténuant l'amplitude des doutes qui me rongeait de l'intérieur. J'écarquillai les yeux quelques instant seulement sans bouger, de peur que cette phrase si appréciable disparaissent comme elle était venu.

- Comment vis-tu ton exil ? Tu as prévu de combattre ?

Bien heureusement pour moi, le petit poète me posa une question, me sortant ainsi de ma stupeur. Toutefois, cette interrogation me plongea à nouveau dans le tumulte de mes pensées. Pour moi, cet exil était simplement la preuve que je n'avais pas les compétences, le caractère ou même le physique qui correspondait à un de ces trois royaumes. Je m'étais simplement habitué au fait que je ne sois pas accepté, rien de plus. J'avais l'habitude d'être méprisé ou encore rejeté, alors subir ces tourments une fois de plus ne m'importait guère. Et combattre... quelques rumeurs parlaient effectivement d'une quelconque rébellion, mais je n'y avais pas accordé une plus grande importance que cela. Et je ne me pensais pas être fait pour un quelconque conflit physique, tout simplement.

- Mon exil, je le prends tel qu'il est, ni plus, ni moins. Et pour ce qui est de combattre... Je doute avoir les compétences pour m'engager dans quelconque conflit, du moins pour l'instant. Mais puis-je te retourner tes deux questions ? Que pense tu de ton exil, et souhaite tu combattre ?

- L’exil est odieux, mais c’est la condition la plus souhaitable. Je ne dis pas cela parce que je suis exilé, car même dans la couche royale du Palais des Bains les Noiraudes m’appelleraient. C’est la seule condition juste, où ton destin ne te choisit pas et où tu choisis ton destin. C’est la conséquence d’un arbitrage répugnant, mais ce sera la cause d’un arbitrage universel.

Je compris par cette phrase que Ganymède était homme, ou garçon, à apprécier la liberté et tout ce qu'elle impliquait. Ainsi, il goûtait avec un plaisir tout relatif à la joie de l'exil, bien que le fait d'être rejeté dût sans doute le travailler légèrement. Après tout, qui pouvait bien apprécier le fait de ne pas être accepté par une société ?

- Je veux combattre. Sans épargner plus les pauvres que les riches, ils sont plus dignes de pitié dans leur malheur, mais pas moins coupables d’en infliger un qui est infiniment plus grand et douloureux pour des esprits faibles qui subissent leur exil corps et âme et le voient comme un gibet. Ils sont à plaindre parce qu’ils sont pauvres ; ils sont à châtier parce qu’ils ne se soulèvent pas contre les autres injustices. Le pauvre affamé ne voit que sa faim. Quand ses borborygmes seront la clameur d’une foule, ils dévoreront leurs voisins plus riches, et plus plantureux, pleins de chair. Ils ne combattent pas contre les injustices. Ils combattent contre leurs injustices. Mais ils ne sont pas irréversiblement coupables tant qu’ils ne sont pas éclairés, il faudra les instruire, mais quand on leur aura enseigné la misère et la détresse totales dans laquelle plongent l’exil et leur inaction, eux et tous les hommes de tous les royaumes, s’ils ne font rien, dès lors ils seront coupables. Et ceux qui seront coupables devront être punis. Et ceux qui combattront seront mille fois bénis et touchés par une grâce qu’ils ne tireront que de leur propre clairvoyance, car ceux-là combattent sans intérêt, ni par crainte de la sanction, ni par poursuite des honneurs, mais œuvrent pour le bien de chacun, en œuvrant pour le bien de ceux qui n’ont que maux.

Ses intentions étaient d'une telle pureté que les mots qu'il prononçait me faisaient voir, petit à petit, un monde utopique, où chacun aurait envie d'aider son prochain. Cet idéal de paix m'attira inexorablement, me faisant perdre durant quelques secondes le fil de la conversation.
Je me repris cependant au bout d'un instant, chassant de mon esprit cette vision si idyllique qui ne laisserait personne indifférent. Mais j'étais bien placé pour savoir qu'un tel monde ne pourrait sans doute jamais exister. Le genre humain possède un penchant pour la misère et il aime en général rire du malheur des autres, comme je l'avais si souvent constaté dans mon ancienne vie. Mais... Et si ce lieu nouveau pouvait être propice à l'accomplissement de l'idéal dans lequel je m'étais si longtemps retranché ?
Avant de me laisser bercer par la promesse d'un idéal enfin réalisable, il me fallait regrouper toutes les informations que j'avais pu glaner lors de mes marches. J'avais entendu parler de trois mouvements de rébellion agitant les terres des Noiraudes, et la seule rumeur réellement fiable que j'avais entendue était qu'un de ces mouvements était régi par la haine envers les trois royaumes. Et la haine était bien le dernier sentiment qui devait me guider, car il pouvait trop facilement me plonger dans le doute et ainsi donner libre opportunité au don que j'avais reçu de prendre le dessus, chose que je voulais absolument éviter. Rien qu'en cet instant, alors que je ressentais très vaguement une légère fatigue m'envahir, je pouvais sentir au plus profond de mon âme un léger murmure, comme une longue et douloureuse plainte d'un quelconque enfant perdu et apeuré. Il était donc hors de question de devoir suivre des hommes qui ne s’épuiseraient rien qu'en imaginant ce qu'ils feront de leurs colères, et qui seraient en permanence hanté par les victimes de leur trop-plein de haine.

- Il faut de l’unité et de la concorde. Je lutterai, oui, pour les exilés autant que pour ceux qui sont, dans les frontières de ces trois Etats, les exilés de l’existence et de la liberté. Te joindrais-tu à moi ? A nous, qui luttons ?

Et voilà que venait la question qui me plongea dans de nombreux doutes. Que pouvais-je lui répondre, que voulait-il que je lui réponde ? Comment faire pour éviter tout sentiment trop négatif, ou toute situation qui m'empêcherait de contrôler mon pouvoir ? Et au fur et à mesure que planait ces doutes, le murmure, jusque là encore trop insignifiant pour être vraiment dérangeant, devenait de plus en plus audible, et la plainte se transformait en une voix dérangeante qui lançait un appel aussi bien attirant que repoussant.

*Sitri... Sitri...*

Il devenait urgent pour moi de mettre fin à ces interrogations intérieures autant stupide qu'inutile et dangereuse. Je ne souhaitais pas devenir le jouet, une nouvelle fois, de ce don à l'arrière goût de malédiction qui me caractérisait à présent dans ces nouvelles terres.

- Je me joindrais volontiers à toi, ainsi qu'à tous ceux qui luttent pour une cause aussi pure que celle que tu décris et uniquement pour une telle cause. Je ne désire pas me laisser aveugler par une rage incontrôlable car si jamais la haine venait à guider mes pas, mon esprit sombrerait dans les profondeurs d'une folie indescriptible. Et je te laisse imaginer à quel point je serais inutile dans un tel cas.

Je pris un léger temps de pause, profitant de ce répit pour m'assurer que la voix qui m'appelait depuis tout à l'heure ne s'était pas accentuée. Et par chance ou par miracle, je ne l'entendais plus à présent, m'allégeant d'un poids. Mon regard se posa ensuite sur Ganymède, et je choisis de ne plus rien dire pour le moment, attendant une réponse de mon interlocuteur. Comment allait-il bien pouvoir réagir ? En y regardant de plus près, mon discours avait de quoi me faire passer pour un fou, et la peur s'empara de moi une nouvelle fois. Mes doutes reprirent de plus belle car après tout, essayer de chasser le naturel ne le fait que revenir au galop. Et alors qu'un flot incessant de question prirent d'assaut mon esprit, une voix, semblable à la mienne cette fois-ci, surgit des profondeurs de mon être et résonna dans mon cœur, me faisant fermer les yeux par réflexe, comme lorsque l'on souhaite chasser un mauvais rêve.

*Tu croyais pouvoir me faire taire, Sitri ?*

- Au lieu de regarder sur l’horizon l’effroi de la folie, tourne-toi une fois sur le chemin que tu as parcouru et souris de n’en être pas encore victime, puisque tu es ici. Comme Eurydice, la folie s’en retournera avec les fantômes des peurs.

Ganymède me parlait, mais ses mots n'étaient que de lointain échos tant mon esprit était tourmenté. Je faisais mon possible pour essayer de ne pas laisser transparaître le malaise qui s'était emparé de mon être, bien que la tâche fût terriblement ardue. Cette voix qui provenait du fond de mon âme était ma voix, c'était mes sentiments les plus noirs et insondables qui s'était personnifié sous la forme d'un horrible don. Et cet alter ego voulait se faire entendre, quoi qu'il en coûte.

*Il t'effraie, n'est-ce pas ? Ce Ganymède... Bien que tu lui fasses les yeux doux, bien que tu tentes de te convaincre que ses idéaux te correspondent tu n'apprécies pas cette situation. Tu ne peux me le cacher, car je suis toi, et tu es moi. Tu es apeuré, rongé par l'angoisse et le doute. Tu as peur de ce qu'il peut penser de toi, et cette peur te fait douter sur tout. Et ces doutes rendent tes réponses totalement inintéressantes. En voyant les yeux de ce petit poète, je peux te le dire : Il commence à s'ennuyer de toi et de ta présence.*

Je fis tout mon possible pour ignorer le long monologue de mon autre moi, bien que chacune de ces paroles me blessait profondément. J'essayais ensuite de me reconcentrer sur ce que me disait Ganymède, complétement perdu et effrayé. Et si ces mots qui parvenaient jusque dans mon esprit étaient vrais ? Si j'ennuyais réellement mon interlocuteur, que pourrais-je bien faire ? Il n'y a rien à faire dans une telle situation, voilà ce que pourrait penser toutes personnes normales, mais pas moi. J'avais peur, tout simplement. Peur du jugement des autres, peur de devenir inutile, peur d'être comme une de ces existences dont personne ne se soucie et qui meurt sans que personne ne les remarque.
Je parvins à recentrer toute mon attention sur Ganymède, qui s'amusait sur sa balançoire. Je vis alors comme un morceau de métal, semblable à une lame, qui réfléchissait la lumière de la lune, dès lors que Ganymède y était exposé. Alors que je me demandais si cet objet était réellement une lame, je remarquai que le regard du poète se perdait par moment au-dessus de sa tête, dans l'immensité qu'offrait cette belle nuit étoilée.
Et voilà qu'un nombre ahurissant de doutes m'envahirent à nouveau, me faisant presque perdre la tête. Je pouvais sentir ces angoisses ronger mon être, tandis qu'un murmure trop audible avait investi mon esprit, comme si une nuée d'insecte grattait les parois intérieures de mon crâne. Ganymède, en reprenant la parole, parvint à me ramener à la raison.

- Je veux exister. Je serai un éternel révolté, parce que la vie est un outrage ; et il faudra bien choisir entre les trois chefs rebelles une filiation, mais en vérité je ne voudrais suivre aucun d’eux. Ils ont des désirs despotiques. C’est flagrant, quand on s’intéresse un peu aux bestiaux. Je suis égoïste et c’est parce que je veux la liberté pour mes intérêts que je combats pour la liberté de tous ; car l’obtenant avec eux, je l’obtiendrai pour moi. Mais ces trois commandeurs improvisés se servent des espérances des foules pour leurs intérêts au détriment de celles des autres. Leurs promesses sont des empreintes de vacuité. Ils font de la politique.

Ainsi, j'en appris un peu plus sur ce jeune homme si singulier. Il ne cachait pas son égoïsme mais le détournait plutôt, arrivant presque à paraitre pour un ange par rapport aux trois meneurs des exilés. Je pouvais désormais voir à quel point Ganymède aimait la liberté, qui devait sans doute guider toute sa vie. Un profond soupir attira toute mon attention et me troubla encore plus. Etait-il si agacé de cette conversation ? Etait-ce mon être qui l'exaspérait ? Je sentais que mon autre moi se régalait de ce spectacle désolant que je lui offrais et que je n'arrivais pas à camoufler. Plus les secondes passaient, plus je me sentais mal à l'aise et tourmenté. Je ne vis pas tout de suite que l'attention de Ganymède était partit sur tout autre chose que ma pauvre existence.

- Cet arbre…

*Tu entends ça Sitri ? Il préfère regarder un arbre plutôt que toi. Tu es pathétique à douter comme cela. Je suis persuadé que si il s'agissait de moi, la conversation aurait été totalement différente.*

C'était un fait, un végétal attirait plus l'attention que moi. Cependant, cette phrase que mon doppelgänger avait prononcé ne me troubla pas autant que ce que j'aurais pensé. Au contraire, j'avais décidé de ce que j'allais faire à présent sans même hésiter un instant, chose si rare que je ne me souvenais pas de la dernière fois que cela m'était arrivé.

- Ganymède, avant de continuer notre conversation j'aimerais juste te montrer quelque chose. Doppelgänger...

A l'annonce de ce dernier mot, mon ombre s'était allongé jusqu'à arriver sur le côté de la balançoire où se tenait le jeune homme. La seconde d'après, une forme sortit de la tête de cette même ombre, forme qui prit mon apparence en quelques instants. Mon double restait là, un sourire carnassier se dessinant sur ses lèvres. Il dévisageait Ganymède sans aucune gêne de son regard carmin.

- Voici le don qui me caractérise : Doppelgänger. Ce double est composé de tous les sentiments les plus noirs et les plus négatifs qui font de moi un être humain. Et ce même double me parle fréquemment à travers mon esprit. Je ne sais pas pourquoi, mais j'éprouve le besoin de te montrer cela, sans doute de par nos conditions similaires d'exilé. C'est également pour cela que je suis mal à l'aise dans cette conversation, et que je le fais apparaitre ici.

Je pris un instant de pause, observant ma copie qui ne bougeait toujours pas. Je constatai avec soulagement que les murmures qui résonnait dans mon âme avaient enfin cessé, comme la plupart de mes doutes.

- Maintenant, je peux te répondre. Je ne connais pas assez ces trois chefs pour pouvoir te donner un avis bien constructif, toutefois je serai ravi que tu m'en parle un peu. Et pourquoi parles-tu d'un arbre au milieu de cette conversation ?

Voilà, je parlais cette fois-ci sans détour, sans longues réflexion et sans artifice. Et je n'avais plus peur de comment cela allait se passer. Ma seule inquiétude était de savoir comment mon doppelgänger allait se comporter.

Peu après que mon sosie soit apparu, Ganymède avait stoppé la balançoire et fixait désormais ce double qui le dévisageait sans aucune gêne. Le jeune homme avait l'air d'avoir repris vie, finalement intéressé par ce don étrange qu'était le mien. Une légère gêne s'empara de moi, car après tout, c'était mon propre corps que le poète était en train de dévorer du regard, un regard passionné. Il commença alors à entamer sa réponse tandis que mon doppelgänger ne le quittait pas du regard tout en gardant son sourire malsain.

- La première raison pour laquelle aucun des trois ne mérite que je ne leur accorde mon plein intérêt, ni le tien ou celui d’aucun des nôtres, est qu’à se diviser en trois groupes ils divisent plus qu’ils ne fédèrent et font de la politique avant de faire de la révolution. Ils songent déjà au pouvoir, et chacun d’entre eux te répondra qu’il désire ardemment et appliquera volontiers l’unité, pourvu que les deux autres cèdent et se subordonnent ; enrobant ce discours de mille ambages et euphémismes pour lui donner le tour d’une diatribe de diplomate. Et s’ils ne le disent pas, c’est qu’ils ne l’admettent pas. Ils veulent une tête pensante, et ils ont raison, une tête vide d’idées est une tête malade. Mais ils ont oublié quête malade. Mais ils ont oublié qu’ils ont derrière eux une masse que la persécution a rendu clairvoyante et profondément cultivée sur les problèmes qu’elle endure, qu’elle est toute pensante autant qu’eux, et que leur élection par la force ou la primauté de leur manifestation ne leur donne pas le droit de diriger la masse. Le premier est un dangereux individu dont le mystère qui l’enrobe trahit tous les travers qu’il dissimule ; le second est son chien ; la troisième sa Némésis. Et tous trois sont d’une même famille, et c’est entre parents que la Roue frappe à coups de tragédies.

Voici donc la vision des choses de Ganymède. Toutefois, cela m'avait permit d'en apprendre un peu plus sur ces trois chefs de troupes. Aucun d'entre eux ne voulait s'allier et pourtant ils semblaient tous partager un lien bien plus fort que quiconque. Je parvenais à sentir l'excitation qui rongeait mon doppelgänger. Ces dirigeants si politiciens, comme le précisait Ganymède, semblaient l'intéresser au plus haut point. Je n'arrivais pas à en comprendre la raison, et pour être parfaitement honnête, cette raison m'effrayait un peu. Que pouvait bien motiver un être conçu des passions les plus sombres qui hantaient le cœur des êtres vivants ?

- Ce n’est pas un arbre, c’est cet arbre. Tu ne le connais pas ? Il y a une cabane dedans. On dit qu’il y a un trésor dedans. Es-tu déjà entré dedans ? Je suis déjà entré dedans, la cabane est vide, le trésor n’y est pas si tu cherches de l’or ; dedans il n’y a rien que l’enfance et les souvenirs. Le plaisir fugace. N’est-ce pas cela le trésor ? C’est en dedans comme au-dedans de toutes les âmes de tous les hommes ici-bas qui s’interdisent de vivre.

Je levais donc les yeux vers ce fameux arbre, essayant de le détailler dans la nuit. Et à l'éclat de la lune, je parvins à apercevoir entre les nombreuses branches quelques planches déterminant le contour de cette fameuse cabane. Selon Ganymède, un trésor serait dissimulé à l'intérieur, et toujours selon lui, le trésor ne serait pas composé de richesses matérielles mais de chose bien plus importante pour lui, tel que l'enfance et le plaisir. Des choses qui n'ont jamais été, et ne seront jamais pour ma part des trésors. Presque instantanément, des bribes de souvenirs revenaient me hanter, des souvenirs d'une vie perdue et que je préférerais à jamais oublier. Mais hélas, mon esprit en avait décidé autrement. Car quel enfant pouvait éloigner le souvenir de ses parents, quand bien même il pouvait en haïr un jusqu'au point d'en devenir fou ? Perdu alors dans mes pensées, je pouvais sentir un regard me dévisager. Un regard que je ne connaissais que trop bien... L'autre Sitri me dévorait du regard, se nourrissant de chacune de mes pensées négatives qui parvenait à son esprit encore connecté à mon être. Il se lassa rapidement de moi, préférant s'amuser avec son nouveau jouet. Il s'approcha un peu de lui et se saisit des chaines de la balançoire en plein mouvement, la faisant se stopper dans un mouvement peu ordonné. Mon sosie se plaça alors devant Ganymède, son sourire carnassier devenant de plus en plus intimidant et malsain et de ses yeux de braise, il dévisagea son futur interlocuteur sans retenue.

- Ganymède, c'est bien cela ? Ainsi, tu es un révolutionnaire, un de ces êtres tant épris de la liberté que leur seule occupation est de renverser l'ordre établi. Tu es d'une race plutôt rare, car les Hommes préfèrent largement se comporter de la façon qui te fait haïr ces trois chefs de rébellion. Dis-moi, petit poète... Le genre humain ne te répugne-t-il pas ? Toi qui, visiblement, aimerais tant vivre pour toi et uniquement pour toi ?

Il avait placé sa main contre sa joue, comme pour attirer un peu plus l'attention de son nouvel ami. Pris d'un léger instant de doute, je me décidai au final à faire à mon tour mon entrée en scène, sans toutefois interrompre mon doppelgänger. J'étais curieux de voir comment allait réagir Ganymède face à celui qui embrumait mes pensées. Je m'approchais un peu plus et pris appui sur l'épaule abaissé de l'autre Sitri, regardant de haut le poète qui était désormais à l'arrêt, sur sa balançoire.

- Qu'entends tu en disant que l'un est son chien et l'autre son Némésis ? J'aimerais en connaitre un peu plus sur cela. Quand au trésor dont tu parle, je remets en doute sa véritable valeur. Car vois-tu, un véritable trésor ne saurait semer le trouble et la confusion dans l'esprit des autres. Or, les souvenirs, particulièrement ceux d'enfance, ne servent qu’à tourmenter les âmes des gens, en bien ou en mal. J'aimerais entrer à l'intérieur de cette cabane afin de voir de mes yeux ce soi-disant trésor dont tu me parle, mais je pense que mon Doppelgänger souhaite, à son tour, danser avec toi. Et je suis persuadé que lui, il préférera la mener de long en large.

En prononçant ces quelques mots, une étrange sensation s'empara de tout mon être. Je n'avais aucun doute, aucune hésitation, sensation que je n'avais que rarement éprouvé dans ma vie. Je me sentais étrangement bien, parlant avec mon sosie plutôt que contre lui. Et en plus de cette situation qui me plaisait, j'allais encore en savoir un peu plus sur les trois dirigeant des exilés. Bientôt, ma vie pourrait enfin prendre un réel sens, voilà ce que je me plaisais à penser en cet instant.

- Le genre humain me répugne. Je n’aime que les monstres.

Ainsi, Ganymède avouait de lui même qu'il ne s'appréciait pas. Après tout, sous son air assuré se cachait peut-être un malaise profond et insurmontable. J'avais moi-même du mal à avoir confiance en moi, peut-être était-ce la même chose ici. Il avait parlé à voix basse, comme pour n'être entendu que de mon Doppelgänger. Sa naïveté était touchante. Pensait-il vraiment qu'un être, dont j'avais bien précisé qu'il n'était qu'une partie de moi, puisse ne pas partager mes sens ? J'avais entendu cette phrase comme si Ganymède s'était trouvé à murmurer à mon oreille. Il retira ensuite avec délicatesse la main de mon double de sa joue et s'était rapproché de ce dernier pour continuer à lui parler à mon insu.

- Ne crois pas que la liberté soit synonyme de chaos. Ne crois pas que l’anarchie soit synonyme de désordre. Je n’ai jamais dit que je fantasmais comme tous ces idéologues le jour naissant de la nuit ; si demain le soleil se lève, ce n’est pas d’être mis à bas par la lune, c’est car il existait hier. Pareil au jour qui vainc la nuit, l’ordre de demain naitra d’aujourd’hui.

Je n'arrivais pas trop à savoir ce qu'en pensait ma copie dans le détail mais, vraisemblablement il avait l'air de perdre peu à peu son intérêt pour cette personne, sans vraiment que je comprenne pourquoi. Ganymède, lui, descendit de sa balancelle et tourna un peu autour de mon sosie avant de s'approcher de moi, cette fois-ci. J'allais enfin avoir les réponses à mes questions, et cela pourrait sans doute m'aider à me faire un avis plus général des lieux.

- Sois plus vif. Isaac est sa Némésis. Elle le fuit, elle est trop veule. C’est avec lui que le conflit sera ! Ils se font une guerre tacite. Et Castiel n’est rien que le chien d’Isaac, il est de la même ordure. Sweety aussi. Elle est seulement d’une ordure qui a l’apparence de l’or et du marbre… S’il fallait choisir quelqu’un, en vérité, finalement, je choisirais Isaac qui est le plus honnete et peut-etre aussi le plus raffiné en horreur. Mais je chéris mon indépendance, j’en jubile, et je suis très content.

Il s'interrompit un bref instant pour lâcher un rire digne des plus beaux enfants capricieux et se pensant supérieur à tout. Et moi-même, je me surpris à penser une telle chose de lui, alors que jusque là rien ne me dérangeait vraiment chez cette personne. Peut-être que le désintérêt soudain de mon Doppelgänger avait eu un impact sur ma propre vision des choses ? Dans un léger soupir, je m'interrogeai sur ce don que je ne connaissais que trop mal alors que Ganymède repris la parole.

- Tu es si désabusé sur l’enfance… Tu amalgames trop l’objectif et le subjectif, tu t’engages dans l’élégie la plus grossière. Ne confonds ton enfance avec l’enfance. Ne confonds pas le particulier et le général. L’enfance a une âme, une substance qui est enfermée dans cette cabane, et je préfère croire que c’en est cela le trésor plus que de l’or. Ou alors préfères-tu les biens matériels ? Tu es cupide. Tu es mauvais, mais mauvais comme un débutant, comme ces trois souverains qui veulent nous guider et qui font la rébellion au lieu de la révolution.

Voilà à présent qu'il ne me prenait plus au sérieux. Quel enfant arrogant. Et voilà que mes pensées divaguait, n'était plus vraiment les miennes. Mais n'était-ce pas réellement ce que je pensais, au fond ? Et concernant les chefs révolutionnaire, il ne m'avait pas vraiment éclairé. Il me sermonnait pour que je ne confonde pas l'objectif et le subjectif, mais ces phrases qu'il m'avait dit sur les factions des exilés étaient, quand à elles, bien plus subjective que tout ce que je pourrais jamais dire. Alors que je réfléchissais ainsi sur la position des trois chefs selon Ganymède, ce dernier retourna vers mon Doppelgänger et lui saisit la main qu'il avait pourtant détourné un peu plus tôt.

- Je suis déçu. Ne l’es-tu pas, toi ? Fais-moi danser !

Je lançai un regard furtif à mon double et m'aperçut qu'il avait perdu son sourire carnassier et malsain. Il ne restait sur son visage qu'une expression d'incompréhension qui ne dura que quelque secondes. Il reprit ensuite un air assez neutre et rapprocha à lui son interlocuteur en tirant sur cette main qu'il lui avait laissé.

- Oh si, je suis déçu. Tout l'intérêt que j'éprouvais à ta personne s'est totalement dissipé à l'instant même où tu as prononcé ta première phrase. Mais je vais tout de même te faire danser. Il serait discourtois de refuser alors que c'est mon original qui te l'a proposé.

Par dépit, il emmena alors son compagnon dans une valse qu'il semblait maîtriser comme personne. Durant un instant, je me demandai comment mon double pouvait savoir danser alors que je n'y arrivais pas, mais tout devint clair dans mon esprit. J'avais appris à danser avec ma mère dans l'autre monde, mais suite à mon manque de confiance, jamais je n'avais osé réutiliser ces pas qu'elle m'avait enseigné, et au fil du temps, j'avais du simplement les oublier, au profit de mon double lors de mon arrivé à Skies Kingdom. Ce dernier continua ses pas de trois temps en fixant de temps à autre les étoiles, puis Ganymède qui semblait suivre sans aucune difficulté. Il s'approcha de son oreille et lui chuchota quelques mots, tout en continuant sa danse.

- Si le genre humain te répugne, tu n'aime personne en ce monde. Si tu n'aime que les monstres, ta vie doit être bien vide car personne ne peut t'inspirer la moindre sympathie. Chaque être vivant possède une part d'humanité qui le préserve de la bête. Et ainsi, car le genre humain te répugne, tu te répugne aussi, n'est ce pas ? Je crois que c'est à partir de cet instant où tu t'es toi même rejeté que j'ai perdu mon intérêt. Dommage, tu semblais intriguant, pourtant...

Il continua sa danse durant quelques instants, en ralentissant le rythme à chaque seconde, jsuqu'à ce que tous deux se trouve à l'arrêt. Mon Doppelgänger repris alors son sourire carnassier avant de se détacher de Ganymède et de revenir non loin de moi.